Amours tumultueuses.
J'adorais
ma grand-mère, pourtant jusqu'à sa mort nous n'aurons jamais
véritablement réussi à nous comprendre. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Nous
avions manifestement beaucoup d'intérêt et d'affection l'une pour l'autre et
avons tenté à maintes reprises de partager et comprendre nos sentiments et ressentiments respectifs
; mais les mots, parfois, ne suffisent pas.
Ma
très chère grand-mère était un être buté, borné, rempli de certitudes nées de
sa profonde et perpétuelle angoisse, frustré de son manque de culture et
souffrant de n'avoir pas eu l'occasion de développer ses connaissances et son
intelligence par une éducation, un environnement et une époque appropriés,
allant même jusqu'à jalouser, je le sentais bien, la possibilité qui m'avait
été offerte, à moi, de bénéficier de ce qu'elle n'avait pu obtenir.
Les
années n'aidant pas, elle soufrait à la fin de sa vie d'un handicap
physique, arthrose aux genoux, l'empêchant de sortir de chez elle par peur de
se répandre lamentablement sur le bitume devant tous ces gens dont elle avait
également peur du jugement. Ce qui nous a d'ailleurs valu plus d'une année
d'engueulades sévères après qu'elle m'a littéralement jetée dehors lors d'un mémorable Noël en famille, parce que je lui avais gentiment suggéré de s'acheter un
fauteuil roulant et de se laisser promener par mon grand-père. Fatale
suggestion. Je n'avais pas vu, alors, que ce que je lui proposais là signifiait
dans son esprit une totale dégringolade de son image de femme active, capable
d'assumer les tâches qui lui incombaient. Elle dévalorisait elle-même sa propre image, depuis
d'interminables années, et je venais par ma suggestion,
pourtant remplie d'amour et de considération pour sa personne, de confirmer son
propre jugement sur elle-même.
Mais
cela, je ne l'ai compris que bien plus tard. Pourquoi m'étonner alors, qu'elle-même
ne m'ait jamais comprise ? Parce que je l'imaginais sans doute avoir plus de
jugeotte que moi. J'imaginais que son expérience ferait la différence. Et puis
mes intentions étaient tellement bonnes, affectueuses, tendres et claires dans
mon esprit que jamais je n'aurais pu imaginer qu'elle m'en attribue d'autres. Mais
le fait était là. Je ne l'aimais pas assez, je ne me suis pas assez occupée
d'elle, d'ailleurs les rares fois où je venais la voir, ce n'était que pour recevoir
l'argent qu'elle m'imposait à chaque visite. Voilà. Vingt-neuf années de
fréquentation pour en arriver là, à une incompréhension quasi-totale de mes
motivations profondes.
Je
ne sais pas encore aujourd'hui si c'est réellement moi qui, par mon
comportement, ai pu faire naître dans son esprit de telles incongruités, ou si
sa propre expérience de la vie l'avait conduite à échafauder des théories de
protection pour éviter de souffrir davantage…
Vers
le tout début du mois d'août 2003, j'ai appris tout à fait insidieusement,
presque par hasard, au détour d'une conversation anodine avec ma mère, que ma grand-mère se trouvait à l'hôpital depuis bientôt deux
semaines, soi-disant parce qu'elle avait encore fait une chute chez elle. A
cette époque ma grand-mère et moi ne nous parlions plus du tout. Je ne l'avais
pas vue depuis plus d'un an et les derniers mots échangés au téléphone étaient
presque orduriers. Néanmoins je décidai d'aller la voir à l'hôpital. Lorsque je
suis entrée dans sa chambre, j'ai compris instantanément, à voir son visage,
qu'elle allait mourir ; et j'ai eu mal, très mal, et très peur. Elle
était allongée sur son lit. Je suis allée l'embrasser. Elle était manifestement
contente de me voir, comme si mon arrivée allait enfin pouvoir la libérer du
calvaire qu'elle traversait. Immédiatement elle m'a dit : "sors-moi de là,
fais quelque chose, j'ai déjà fait un scandale je recommencerai s'il le faut,
je ne veux pas rester ici, je veux rentrer chez moi !". Je suis donc allée
voir le médecin pour lui demander précisément ce qu'elle avait et si elle
pouvait sortir. La réponse fut sans appel : "votre grand-mère a un
cancer généralisé, de plus elle doit subir une intervention pour une occlusion
intestinale, il est hors de question qu'elle sorte nous ne vous laisserons pas
faire."
Que
faire ? Encore une fois la responsabilité reposait sur mes frêles épaules. D'un
côté ma grand-mère me disant à demi-mots mais fermement qu'elle en avait
ras-le-bol de tout ce cirque de la vie et voulait mourir tranquillement chez
elle, qu'on lui foute enfin la paix ! De l'autre les médecins me menaçant
pratiquement de porter plainte contre moi si je commettais la folie de la faire
sortir.
J'ai
appelé une ambulance, et ma grand-mère est rentrée chez elle. Elle est morte
paisiblement une semaine plus tard, dans son lit, auprès de son mari, à 80 ans.
Je ne regrette pas ce choix, même s'il me hante. J'allais la voir chaque jour et lui demandais chaque jour si elle était sure de sa décision. Elle avait toute sa tête et me confirmait à chaque fois que oui, c'était ce qu'elle voulait. Pendant cette ultime semaine, j'ai enfin réussi à lui dire "je t'aime", et elle m'a répondu : "moi aussi".